Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
3 janvier 2011 1 03 /01 /janvier /2011 16:42

Thour ou double circoncision.

 

 

Les prépuces des garçons tunisiens musulmans leur sont aujourd’hui coupés, de plus en plus tôt ; et c’est tant mieux pour eux ; le traumatisme, si traumatisme il doit y avoir, n’en serait que plus léger.  

 

Pour ce qui concerne notre circoncision jumelée, Bédye et moi, nous avions respectivement, pas loin de neuf et six ans, ce qui, même pour moi, était un âge tardif, expliqué, plus qu’excusé, par le désir de nos parents d’avoir le temps (et l’argent) pour organiser la fête, qu’ils voulaient grandiose, et les diverses péripéties qui devaient précéder, accompagner, puis,  suivre le thour lui-même.

 

Effectivement, la rue d’Angleterre devait connaître en ce jour béni de la fin juin[1] de l’an mil neuf cent quarante six, la plus belle procession de Hallallou[2], probablement la première d’ailleurs de ce quartier européen. Et le numéro 16 devait connaître probablement l’une des plus belles aouada (concert) de Sidi Ali Erriahi[3], le beau jeune premier de la chanson, le chardonneret[4] de la Verte Tunis. 

 

Du Hallallou et de la aouada, je n’ai pas gardé grande chose en mémoire, celle-ci a été marquée par contre par les belles jebbas sécrouda[5] que Bédye et moi portions pour l’occasion avec tous leurs accessoires : farmlas(gilet brodé) et  Kmizza (chemise en soie), pantalons bouffants, babouches et chéchias méjidi, fez rouge à cordon noir et cravate à petits pois[6].

 

Je me souviens que j’étais assis, trônant à coté de Bédye, sur le sofa de velours bleu du salon, au milieu des bruits de la fête, Kmar nous gavant de baklawas, de touajins et autres succulentes pâtisseries tunisiennes ; je me souviens de Am Amor N…, le vieux barbier, circonciseur ou « tahhar »de son second métier, venu de Nabeul pour l’occasion, mais dont la présence ne nous inquiétait pas, du fait qu’il appartenait un peu à la famille.

 

Je me souviens des cris de Bédye, que l’on avait sournoisement emmené, avant moi, dans la chambre que nous partagions, ayant passé toute notre enfance dans des lits jumeaux installés presque côte à côte, toujours dans une même chambre, jusqu’à l’adolescence.

 

Je me souviens de ses cris furieux (il ne pleurait pas, malgré la douleur), il était furieux de la trahison dont il venait d’être la victime ; et il était encore plus furieux contre lui-même de s’être laissé prendre au piège grossier, d’abord des explications de Kmar qui prétendait lui enlever son pantalon bouffant pour lui mettre un short, en le mettant debout sur son lit, les fesses nues (ce qui était pour lui un sacrilège, commis de surcroît devant des adultes) puis de l’invite de Am Amor qui lui demandait de lever la tête pour voir, ‘le petit oiseau qui allait s’envoler par la fenêtre’.

 

J’entends encore ses hurlements à mon intention : Fika ne les crois pas, ce sont des menteurs !!! Il n’y a pas de petit oiseau !!! Ne te laisse pas faire, sinon on va te la couper, tout comme moi…

 

Rien n’y fit, je dus à mon tour passer sur le billard, c’est Stoufa mon oncle préféré qui est venu me prendre dans ses bras en m’incitant à ne pas avoir peur et à être plus courageux que Bédye, comme si à mes yeux, on pouvait être plus courageux que Bédye ; il avait le double de mon poids et presque le double de ma taille, tant j’étais maigrichon et quasi-mollasson et tant il était grand, hyper tonique en même temps que quasi-obèse.

 

J’étais un petit dadais à cet âge… et je me suis laissé faire, sans aucune résistance :

 

C’est les jambes bien écartées, par les soins de Kmar, qui était en pleurs, couché dans mon lit, sous les yeux à la fois, apeurés et joyeux de Maman, que je revis littéralement cette scène ; Papa ayant précipitamment quitté la chambre, incapable d’assister au supplice de son deuxième fils, je croyais me comporter de façon normalement détachée et ne comprenais pas qu’on puisse faire tout un plat de l’affaire en cours, dont il est vrai, je ne comprenais pas le plus petit traître mot…jusqu’au pincement douloureusement aigu, précédant immédiatement le coup de ciseaux ! 

 

En effet, ce qui me fit mal, ce n’est pas tant le coup de ciseaux, opéré de la main experte du vieil Amor : celui-ci avait posé les ciseaux derrière l’un de mes genoux, pour que je ne puisse les voir, et il tenait dans sa grosse main calleuse, mon insignifiant signe de masculinité qu’il malaxait, en repoussant le gland vers le haut et en étirant le prépuce ; puis, en un geste rapide, il me pinça douloureusement la peau du prépuce au moyen des ongles de l’index et du pouce de sa main gauche, ongles particulièrement longs à ces deux doigts ! Quasi-instantanément, récupérant les ciseaux d’un geste rapide de sa main droite, il tranchait proprement mon prépuce, à l’endroit précis qu’il avait pincé et, il faut croire, virtuellement anesthésié, puisque les ongles m’avaient  davantage traumatisé… que les ciseaux !

 

C’est ainsi que nous sommes devenus hommes, du moins étions-nous censés l’être devenus, tant cette cérémonie était, et reste encore de nos jours, chargée de symbolique initiatique.

 

Aujourd’hui, la soixantaine passée, j’aurais plutôt envie de redevenir davantage encore  le petit garçon que je n’ai jamais cessé de promener à mes côtés, tout le long de ma vie, parfois à mon insu, et, beaucoup plus souvent, en pleine connaissance de cause, narcissiquement nostalgique!

 

Pause parenthèse….

 

Parmi les innombrables vertus de Mongia, ma mère, depuis toujours appelée Nana, d’abord par déférence, de la part de Badreddine, son frère benjamin ; et devenue plus tard, Nana pour ses petits enfants, et même pour nous, ses propres enfants, Nana avait donc parmi ses multiples qualités, celle de tenir une espèce de journal intime.

 

Elle avait pour cela utilisé d’abord des cahiers scolaires dans lesquels, elle racontait, en les datant et en les minutant précisément ses faits et gestes de la journée, insérant le brouillon des lettres qu’elle avait coutume d’adresser quasi-quotidiennement à papa durant les années où celui-ci était affecté loin d’elle (du temps de leurs fiançailles comme au début de leur mariage.) Les lettres de papa étaient, bien entendu, soigneusement jointes à ces cahiers.

 

Sur le tard, surtout depuis le décès de papa, devenue moins prolifique et beaucoup moins enthousiaste, mais toujours aussi méthodique, elle continua à utiliser les agendas sur les pages desquels, elle annotait, de ci de là, quelques détails croustillants ou quelques-uns des évènements ayant trait à notre vie de famille…

 

Ce journal, bien que comportant malheureusement des trous parfois de plusieurs années, trous consécutifs aux dizaines de déménagements qu’elle dût organiser et vivre avec les pertes et fracas inévitables consécutifs, constitue une mémoire familiale et une source inestimable d’informations sur la petite et la grande histoire de la famille, de la ville de Nabeul[7] en particulier  et du pays de façon plus générale[8].

 

Après son décès, c’est moi qui eus l’honneur et l’immense avantage de recueillir la quasi-totalité de ce journal fragmenté, mais étonnant de fraîcheur et d’espièglerie…puis plus souvent, d’inévitable amertume...

 

J’ai trouvé magnifique cette idée, de parsemer ainsi sa vie de jalons apparemment anodins, qui se révèlent, des décennies plus tard, précieux à plus d’un titre ; les plus perspicaces parmi la gente humaine n’ont-il pas observé, que l’histoire et la mode, constituent à deux niveaux, plus ou moins superposés, d’éternels recommencements ?

 

…Et avertissement : 

 

Aujourd’hui, jeudi 10 mars 2005 à 18h45, je viens de décider qu’en marge de cette espèce de journal rétrospectif que j’ai commencé à tenir, depuis à peine quelques jours, et qui n’en est encore qu’à une quinzaine de pages, je ferai des retours au temps présent pour annoter l’un ou l’autre des faits survenus sur la scène, familiale, locale tunisienne et plus largement internationale ayant retenu mon esprit et pouvant servir à mes descendants, (surtout, mais peut-être, à d’autres personnes aussi,  qui sait ?)

 

Ce faisant, j’espère leur permettre de situer mon récit dans la trame du temps que je suis en train de vivre présentement, en ce tout début du premier siècle du troisième millénaire (que je vivais dans le passé proche ou plus lointain pour eux), tout en leur apportant, sinon des éléments instructifs, au moins matière à sourire…

 

Pour ce faire, et pour ne pas désarçonner mes descendants de lecteurs, j’utiliserai l’écriture en italique comme pour l’exemple inaugural qui suit.

 

Hier, mercredi 9 mars 2005, j’ai appris qu’en Angleterre, une équipe de chercheurs vient de couronner un cycle d’essais scientifiques par la greffe, au bénéfice d’un diabétique insulinodépendant, de cellules saines du pancréas d’un donneur (évidemment non diabétique) et que l’ancien diabétique greffé était aujourd’hui considéré comme complètement guéri de son diabète.

 

               Parmi les réflexions qui me sont venues à l’esprit, à l’annonce de cette réussite, je me suis fait les commentaires successifs suivants :

 

¨    C’est un jour béni pour plusieurs centaines de millions de diabétiques avérés et potentiels qui verront, tant leur espérance de vie que, surtout, leur qualité de vie, largement améliorées,  si cette réussite venait à se confirmer et à se banaliser, ce qui n’est pas du tout utopique, étant donné qu’il s’agit d’un protocole relativement simple consistant en une simple greffe dont les techniques sont largement maîtrisées en chirurgie. 

 

¨    Heureusement qu’il s’agit de chercheurs anglais ou du moins établis en Angleterre.

 

Aux USA, la réussite  d’un tel protocole expérimental, aurait eu de grandes chances d’être étouffée dans l’œuf par la méga puissance des laboratoires pharmaceutiques commercialisant, pour plusieurs billions de milliards de dollars, les médicaments du diabète, maladie qui représente aujourd’hui pour eux un marché aussi important que celui du Sida, autre malédiction,  pour laquelle ils s’évertuent, depuis des années, d’empêcher l’élaboration d’un vaccin efficace…

 

¨    Il est vrai que le diabète serait encore pour le moment, un problème de santé pour les pays riches dont la population est censée être trop grassement nourrie et s’adonnant peu à l’effort physique, passant plutôt son temps en voiture ou devant la télé(à l’image de l’ américain moyen) ;   et qu’à l’inverse, le Sida serait, de leur point de vue s’entend, plutôt un problème de populaces crasseuses et pauvres, largement ignorantes et ne valant pas la peine d’être épargnées par un vaccin, qui viendrait par-dessus le marché limiter quelque peu les bénéfices énormes, que ces laboratoires, essentiellement américains, engrangent par la vente de médicaments spécifiques aux pays pauvres, à des prix prohibitifs, saignant ainsi un peu plus leur économie déjà agonisante…      



[1] Les vacances scolaires, débutant officiellement le 30 juin, Papa s’était arrangé avec notre directeur d’école, pour que nous soyons libérés, mon frère et moi, quelques jours plus tôt, pour notre circoncision. 

[2] Procession traditionnelle idoine, au cours de laquelle, le ou les futurs circoncis du jour devaient parader, vêtus de leurs plus beaux atours, en tête de la procession, suivis de la fanfare, tambours et clairons battant la mesure, et d’un chœur d’enfants et d’adultes de la famille et des voisins ; tout ce beau monde chantant le fameux Wa hallillou Wa Kabirou Takbira Salou alla Mohamed Al Bachira  ( Chants et Louanges, Chants et Louanges Sur Mohamed le Prophète Annonciateur ‘annonciateur de bonnes nouvelles’ s’entend.)

[3]  Sidi Ali était l’ami intime de Stoufa mon oncle et venait très souvent répéter chez ma grand-mère rue Bir Lahjar et ils organisèrent ensemble des concerts très courus un peu partout en Tunisie, mais aussi en Tripolitaine (Libye) au Maroc et en Algérie

[4] Sid’Ali  Chouhrour el Khadhra Le rossignol ou le Chardonneret  de la verte Tunisie en fait, puisque, en arabe Tunis et la Tunisie se déclinent à l’homonyme : Tounis pour les deux.

[5] En lin et soie naturelle.

[6] Pour ce qui me concerne, ce fut malheureusement  la première et la dernière fois que je portai ce bel habit traditionnel; même beaucoup plus tard, lorsque la Présidence nous fit obligation, par circulaire idoine, d’acquérir une tenue traditionnelle et de la porter obligatoirement lors de certaines cérémonies officielles, notamment le 16 mars journée de l’Habit Traditionnel et de l’Artisanat, je fis partie des quelques cadres supérieurs de la Nation qui, bêtement, n’obtempérèrent pas ; aujourd’hui, je le regrette un peu…

[7] Elle a gardé par exemple toutes les invitations aux mariages et autres fêtes familiales du Tout Nabeul auxquelles  elle a été conviée durant les années 40, 50,  cartons d’invitation d’ailleurs extrêmement nombreux, en ces 20/22 ans de pouvoir de mon père…A partir des années 60 ces cartons bien moins nombreux étaient surtout ceux des vrais amis, fort rares, ou ceux de la famille proche…

[8] Elle gardait également les avis de décès qu’elle découpait sur les journaux et qu’elle épinglait aux pages de ses agendas et ce, concernant les familles nabeuliennes mais aussi les familles qu’elles avait connues à Tunis, la Marsa, Hammam-Lif, Radés, le Kef,  Sousse, Tozeur, Téboursouk…

Partager cet article
Repost0

commentaires