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14 avril 2011 4 14 /04 /avril /2011 19:45

 

Dans le premier volume consacré à ces pérégrinations, j’ai raconté comment j’avais vu de mes propres yeux, le Kéhia Si Hmeïda mon père, échapper de peu aux balles des soldats français qui le tenaient en joue lorsqu’il s’était interposé pour les empêcher de tirer sur les manifestants au cours des événements de l’année de janvier 1952 ; dans ce chapitre, je vais laisser la parole à un chercheur universitaire, qui, intrigué par le parcours atypique de ce Kéhia révolté, lui a consacré un article dans une revue d’histoire, et ce, après une recherche approfondie dans les Archives Nationales, et une fouille rendue possible par les 50 années écoulées après les événements relatés…. 

 

Je vous livre ci-après la traduction française de larges extraits de cet article, publié en arabe[1], dans la revue d’histoire maghrébine. J’ajouterais simplement, pour mieux situer les choses dans leur contexte, qu’il s’agit d’une analyse d’un historien qui s’est penché sur les comportements de plusieurs membres du gouvernement tunisien lors des événements sanglants qu’a connus la région de Nabeul au cours des années 50/52…

 

Voici ce qu’écrit, notamment, le Professeur El Karraï El Ksantini en 2004, alors maître de conférences à la Faculté des Lettres de La Manouba [2]:

 

La question des événements survenus en 1952 au cap bon a bénéficié d’une grande attention et à certains égards, on a pu dire, qu’elle fut à l’origine de la mutation politique qu’a connue le pays et son histoire , dès l’orée des années 50, et ce, jusqu’à la fin de la colonisation directe, puisque ces événements ont enterré les "relations cordiales" qui avaient prévalu entre un gouvernement français, encore à la recherche de son propre équilibre et un gouvernement tunisien qui ambitionnait  encore de parvenir à une forme ou  une autre  de pouvoir  interne au moyen de négociations bilatérales  ( ….)

 

Après avoir souligné que ces événements avaient fait l’objet d’une foule de rapports, les uns de la part des militaires ou des contrôleurs civils français, pour les minimiser et leur donner le caractère de légitime défense, contre les attaques de groupuscules terroristes tunisiens et que d’autres écrits avaient exploité ces événements pour lutter contre le colonialisme, y compris de la part de députés français et de journalistes américains, l’auteur souligne que des ministres du gouvernement Chenik s’étaient, eux aussi, déplacés sur les lieux au cap bon, pour se rendre compte de la gravité des abus commis par l’armée et la gendarmerie françaises, notamment Ismaël Ben Dhrif, chargé de la fonction publique au cabinet du Premier ministre, Mahmoud Matri et Moncef Ben Salem, ministre de la santé publique et gendre du Bey…il note que par ailleurs « Farhat Hached de son coté et Mahmoud Messâdi du sien, avaient également observé et rapporté les sévices et les abus commis par les agents du colonialisme. »

 

L’auteur procède ensuite à l’analyse de certains rapports produits par des témoins régionaux ayant vécu les événements de janvier 1952 de très près, (parmi lesquels celui de mon père le Kéhia Hmeïda Haouet, laissé aux commandes du caïdat par le titulaire du poste qui s’était dépêché de se mettre en congé de maladie), ou encore par des membres du gouvernement tunisien venus enquêter sur place…Il ressort de ces analyses ce qui suit, d’après cet auteur [3]:

 

Il nous est ainsi, permis de découvrir de nouvelles relations entre le représentant local  du gouvernement  tunisien, et ceux qui, à l’intérieur du camp français, prolongent le pouvoir colonial, ou pour mieux dire, nous pouvons noter une nette déviation intervenant dans le comportement de l’administration tunisienne locale, par rapport à ce qui avait cours auparavant, ainsi que le début d’une « rupture », au niveau des réactions du pouvoir tunisien (et de son représentant local) aux événements en cours  et d’une tension  survenue au sommet des relations tuniso-françaises (….)nous découvrons par ailleurs que l’administration tunisienne  locale  et partant  son  représentant, est  en réalité, privé de toutes instructions nécessaires !! …et  qu’il se retrouvait obligé de « se débrouiller » de la manière qui lui paraissait cohérente avec les intérêts de son pays et de ses administrés, à tel point que lorsqu’il souhaitait consulter ses chefs directs ou leur demander des précisions sur certaines données, ils ne répondaient guère à ses demandes ; peut-être avaient-ils en cela,  l’excuse que l’administration centrale, elle-même, ne savait alors pas (quelle démarche adopter, ni quelle solution pratiquer[4])   

 

Nous sommes à même aussi, de prendre connaissance, d’une nature nouvelle des relations se nouant  entre l’administration locale et ses administrés, en «ce temps de guerre» et en cette période « de tensions»,  et  de pointer également des relations nouvelles d’alliances qui prévalent  de plus en plus entre cette administration  et les forces politiques agissantes dans la région ; et nous observons de quelle manière les prises de positions  de cette administration,  (que l’on taxait auparavant de connivence avec le colonialisme contre les populations), ont évolué au point où elle se faisait l’avocat de tous les groupements politiques et de tous les courants nationalistes, s’efforçant ainsi, de préserver leurs statuts  d’une manière ou d’une autre, et  de limiter les dégâts qu’ils encourent de par les agressions colonialistes et racistes qui  les prennent pour cible  en  même temps que les populations civiles locales.

 

Après avoir rappelé, encore une fois, que le Caïd titulaire du poste de Nabeul, était de faible constitution, qu’il ne pouvait supporter le stress causé par ces affrontements parfois sanglants ; et qu’il se mettait en congé de maladie, à chaque fois que la tension montait entre les populations musulmanes et les occupants français, qu’il chargeait alors le Kéhia Hmeïda Haouet d’assurer l’intérim, et donc, d’affronter, seul et directement, le contrôleur civil, la gendarmerie et l’armée française, le professeur El Karraï El Ksantini, note que mon père a rédigé un rapport, à la demande de Si Ismaël Zouiten, caïd venu remplacer, le 4 février 52, provisoirement le titulaire Mohamed Lajimi, en congé de maladie durant les événement de janvier 52, ; il signale également que ce rapport a fait l’objet d’un résumé disponible aux affaires étrangères françaises.

 

Le professeur souligne par ailleurs, qu'Ismaël Ben Dhrif, dépêché sur les lieux par le Premier Ministre Chénik, avait rédigé de son côté, un rapport où il notait que les Kéhias de la région s’étaient bien débrouillés pour circoncire les agressions colonialistes.

 

Passant ensuite à un nouveau paragraphe intitulé « la confrontation avec les autorités coloniales », l’auteur de l’article note qu'Ismaël Dhrif avait eu tort de préconiser la nomination d’un caïd dynamique capable de tenir tête aux autorités coloniales locales, car lui-même, tout membre du cabinet Chénik qu’il était alors,  représentant du gouvernement  et chargé de se rendre au cap bon  pour enquêter et qualifier l’importance des dégâts causés, il n’avait pu obtenir un laissez-passer lui permettant de quitter la capitale que le 31 janvier 1952 à 15h, et ce, à cause des atermoiements de la Résidence Générale et du refus des autorités militaires de lui donner ce sauf conduit.

 

Il note que, Ben Dhrif lui-même reconnaît qu’il était constamment accompagné du colonel Dourafil, qui le suivait partout et qui lui servait en fait, de laisser passer, et que, cela signifiait clairement que l’autorité gouvernementale, personnifiée  par le Premier  Ministre, ne jouissait   même pas des attributions de mandater une délégation quelconque pour enquêter,  en dehors de l’accord  préalable des autorités françaises ; sans oublier que toutes les décisions  prises  par les  autorités  militaires  du cap bon, avant, pendant et après les événements, ont été prises unilatéralement et sans aucun contact  préalable  avec les caïdats, sachant qu’il s’agissait clairement de procéder à un ratissage général et systématique  de la région, du nord au sud et du sud au nord(…) de toute la zone comprise entre la route principale (GP1) et le cap bon… et que,  dans ces conditions,  aucun  caïd ne pouvait être à même d’avoir une quelconque influence sur le cours de ces  événements, que l’autorité militaire avait  programmés et décidés,  et ce, aussi  haut ,  eût  été ce caïd,  capable  de hausser le ton…. ?!

 

Et, malgré tout  cela, Hmeïda Haouet, caïd par intérim, vivant de près ces événements en l’absence  de son supérieur hiérarchique, se révèle totalement conscient du rôle qu’il  lui  incombe de jouer, dans ces conditions  particulièrement difficiles :

 

(….) Il ne cesse de clamer,  en rappelant  (devant les contrôleurs civils et autres interlocuteurs puissants), qu’il était « le représentant de l’autorité supérieure », ou « qu’il représentait le gouvernement tunisien » ;  et   qu’il était « responsable de la sauvegarde des biens et des personnes, n’hésitant pas à déclarer carrément  qu’il n’était pas d’accord sur les opérations de recherche … Le Kéhia Hmeïda Haouet, caïd par intérim, apparaît alors, comme ayant parfaitement assimilé le cadre de l’autorité tunisienne tel que défini par le 2ème cabinet Chénik depuis 1950, cadre général dans lequel s’inscrivent les relations tuniso-françaises, ainsi que leur base nouvelle de complémentarité harmonieuse, dans l’attente d’un rééquilibrage des forces, vers une situation meilleure qui sera à même de faciliter, par étapes, l’accès à l’indépendance ; sachant que l’opinion politique ayant largement cours alors,  agréait totalement cette démarche et que,  Salah Ben Youssef, le secrétaire du nouveau parti  était l’un des animateurs les plus importants  du nouveau  ministère Chenik…[5]

 

Le Kéhia Haouet avait donc eu cette intelligence politique de souligner, à l’intention de l’autorité locale française, lui  qui était le représentant local de l’autorité centrale tunisienne, que les événements  en  cours  au cap bon et,  plus particulièrement « les scandales » survenus à Tazarka et à Maamoura en 1951, ne servaient en rien, l’amitié franco-tunisienne….Cette attitude et ces déclarations du Kéhia n’étaient-elles  pas en harmonie complète avec les déclarations officielles du cabinet Chénik et de ses ministres  dont elles n’étaient que l’écho ?  Et ne prolongeaient elles pas, en les répétant, les déclarations des directions politiques  qui espéraient accéder à l’indépendance par la solution négociée, ou bien alors doit-on  leur  tenir  grief  pour cela ??        

 

Le Kéhia Haouet nous apparaît ainsi, à travers ses prises de positions notoires, comme ayant été un responsable administratif quelque peu « indocile»,  dans le sens positif du terme, se plaçant  d’emblée en dehors de l’emprise du contrôleur civil, détenteur de l’autorité française, et de ses commandements.

 

La pratique habituelle  voulait que les Caïds, les Kéhias et autres collaborateurs de l’administration beylicale, régionale  et locale, soient attentifs à la volonté de l’autorité locale française, qu’ils prennent carrément leurs instructions auprès d’elle et  qu’ils les exécutent sur l’heure…

 

A l’opposé de ce profil traditionnel, celui du Kéhia Haouet nous apparaît comme étant plutôt exceptionnel : De par son refus de principe du ratissage, le voila qui remet  en cause l’existence même d’armes auprès des populations administrées, sachant que c’était là le prétexte invoqué par le colonialisme pour légitimer le ratissage et les recherches, mettant en exergue que, si armes  il  y  avait eu, elles avaient déjà été ramassées par les employés de l’administration tunisienne,  à l’instar de ce  qu’avait  fait Si Mahmoud Tarzi Ibrahim , le Kéhia de Menzel Témime, affirmant l’existence d’un dossier qui confirmait ces faits au sein même du contrôle civil.

 

  Qui plus est, Hmeïda Haouet, ce caïd par intérim, désirant faire l’économie des retombées négatives du ratissage, alla jusqu’à suggérer à la partie adverse, (notamment au contrôleur  civil), que les hommes politiques recherchés soient amenés au contrôle civil (au lieu qu’on aille saccager leurs domiciles) ; suggestion appuyée sur l’heure par Mohamed Saad le président de la cellule politique de Nabeul ; le Kéhia allant  jusqu’à s’insurger contre l’absence de concertation avec l’autorité tunisienne, de la part  même du contrôleur  civil ;  il s’efforçait ainsi de redimensionner l’autorité locale française,  et de lui donner la même dimension naturelle, (voire bienveillante) que s’efforçait de donner le ministère Chénik, aux autorités coloniales centrales, une dimension découlant  du Protectorat (et non d’une annexion)[6], institué sur la base  d’un traité  international  et ayant des assises juridiques claires et précises…

 

C’est ainsi que nous le verrons le lendemain, alors que ses suggestions n’avaient pas été retenues, aller protester énergiquement auprès du contrôleur civil de Nabeul, avant de revenir à son bureau, téléphoner également au contrôleur civil de Grombalia, et lui demander par la même occasion, d’intervenir rapidement pour que la gendarmerie relâche l’un des collaborateurs du caïdat qu’elle avait arrêté indûment  (le cheikh Mrad Ferjani) ; en outre, il se fit un devoir  d’alerter rapidement sa hiérarchie de la capitale, par téléphone et télégramme, leur rapportant le détail des événements en cours, et ce, bien que les autorités françaises locales aient insisté pour qu’il s’abstienne de le faire.

   

La réaction de la partie française ne tarda pas, et  pour  tenter  de le  terroriser et  l’amener à une plus grande docilité,  il fera  d’abord,  l’objet d’un siège en règle autour du caïdat par l’armée et la gendarmerie. Puis, après  ses protestations véhémentes, il continuera de faire l’objet d’une surveillance rapprochée, à peine discrète,  durant tous ses déplacements à travers la ville  et même autour de son domicile…

 

Ses relations avec les contrôleurs civils du cap bon  s’envenimèrent  jusqu’au  point  de rupture de tout contact et jusqu’à  l’arrêt  des  visites habituelles  nécessaires,  d’une part,  comme de l’autre…  Etait-ce le point de non  retour ?

 

Tout semblait le confirmer, surtout que le ministère Chénik avait décidé de faire la plus grande publicité  autour des ratissages effectués au cap bon et ailleurs et de révéler au grand jour, tant au plan national qu’international, les abus qui en avaient découlés, mandatant à Paris pour cela, deux ministres, et déposant plainte auprès de l’ONU. 

 

Par ailleurs deux autres ministres (Mahmoud Matri et Mohamed Ben Salem)  furent chargés de se rendre sur place au cap bon et de  procéder à une enquête sur les troubles survenus et leurs retombées

 

Le 18 janvier 1952, la rupture était largement consommée entre les parties tunisiennes et françaises, et  ce, tant au niveau national que régional.

 

Dans ce contexte,  le comportement du Kéhia vis-à-vis des autorités françaises, était-il simplement en continuité avec des instructions qui lui seraient parvenues de la capitale ? Le Kéhia était-il simplement l’exécuteur d’un plan dicté directement par le Premier Ministère et rien que cela ? Et  cette  ville de Nabeul, n’était-elle pas à un jet de pierre de la capitale ? Est-ce que les prises de positions du Kéhia   étaient   dictées   à travers des instructions qui lui parvenaient sur l’heure, de Tunis ?

 

 L’auteur de l’article, le professeur El Ksantini, s’efforce de répondre à l’ensemble de ces questionnements dans le paragraphe suivant qu’il intitule …

 

De la démarche du Kéhia :

 

Disons d’emblée et en toute honnêteté, que la démarche de Hmeïda Haouet,  caïd par intérim, ne découlait  pas obligatoirement des positions prises par sa hiérarchie centrale, en effet divers indices que nous mettrons en exergue, viennent contredire ce qui pouvait apparaître comme harmonie et coordination entre le centre et  la périphérie…nous allons nous efforcer de le confirmer en adoptant  trois angles de perception  différents… 

 

1-Dans  une première approche, il est nécessaire que nous ne perdions pas de vue la richesse et la diversité  du militantisme social et politique accumulé en ces années 50  et peut-être même avant, dans tout le pays  et  au cap bon en particulier, militantisme qui a donné une forme nouvelle aux rapports existant entre les responsables et la population, puisque la relation entre l’administration régionale et ses administrés est devenue  plus conviviale ; le responsable administratif, est  devenu plus proche des citoyens,  un  peu comme s’il les représentait, bien qu’il fut nommé par l’administration centrale.

 

Et il n’est pas du tout  étrange,  dans ces conditions, d’observer  la grande fierté  de ce caïd par intérim d’être proche de ses concitoyens[7] face à leurs difficultés et ses efforts  à les défendre contre les abus des soldats et des autorités politiques françaises durant ces événements ;  juste avant le déclenchement des hostilités et tout le long de  ces  dernières, il ira jusqu’à conclure une espèce de pacte avec le caïd titulaire, en vue de « mettre la main dans la main pour conseiller et défendre les populations locales, sans  se préoccuper  de ce qui pourrait leur en coûter…Et  il n’est alors que  normal de le voir intervenir à plusieurs reprises auprès des manifestants de Hammamet et autres villages pour attirer leur attention sur les pièges et les guet-apens qui leur sont posés, jouant là le rôle de conciliateur, promettant ( et tenant ses promesses), de transmettre leurs revendications  au gouvernement par la voie officielle.

 

Nous observons  d’autres fois ce Kéhia  se mêler à la foule des manifestants, pour les protéger par sa présence,  et  ne pas hésiter à se mettre au  premier rang des manifestations, à l’instar  de  ce 23 janvier 1952, où, en compagnie des membres de la cellule politique, il  prit  la tête de la foule massée pour l’enterrement des victimes de la répression  sanglante de Nabeul  et mit  en demeure l’officier français de retirer la troupe et de  laisser passer la procession pour éviter de nouvelles confrontations…

 

Le Kéhia Haouet, se révèle par ailleurs solidaire avec  ses concitoyens, en dénonçant l’illégalité de leur rançonnement collectif consécutif au sabotage  d’une portion du chemin de fer et de quelques poteaux télégraphiques, arguant en cela du fait que  les associations dites « de police », (que l’on voulait rançonner)[8] avaient été supprimées depuis 1951 et qu’il n’y avait pas de moyen  légal  de recourir à des textes caducs et forclos. (….)

 

Nous retrouvons ce Kéhia s’inquiéter du sort des villageois  auprès de qui il se rend souvent, s’indignant  des saccages des maisons et de lieux saints à l’instar du marabout Ben Aïssa à Maamoura…s’inquiétant du sort réservé aux femmes pendant ces opérations de ratissage et les abus commis, protestant contre le fait que les notables des villages,  les gens mûrs ou des personnes neutres et de bonne foi,  n’aient pas été autorisés à constater de visu l’existence éventuelle d’armes recherchées ….

 

Tous ces comportements dénotent que cette génération de responsables administratifs  de l’après (2ème) guerre, étaient réellement plus ‘politisés’ que leurs précédents, plus conscients des enjeux, plus motivés pour défendre la cause de leur pays, du fait que le gouvernement lui-même, le gouvernement  Chénik, était totalement  et directement concerné et que sa survie même était conditionnée par sa réussite de son projet ; le Kéhia Haouet avait ainsi toutes les raisons objectives de ne pas se comporter en simple administrateur et de s’engager sur le terrain politique, agissant en vue de rapprocher les perspectives de dialogue et de l’indépendance  qui  pourrait  en résulter, ce qui ne manquerait pas d’ouvrir à cette catégorie de responsables « makhzéniens » de nouvelles perspectives les habilitant à jouer un rôle de leaders, lorsque les Français auraient à quitter l’administration …

 

2-En examinant les faits selon un deuxième angle d’approche, nous pouvons considérer que certains, agissant par excès de précipitation, accusaient globalement ces administrateurs ‘d’opportunisme’ pérennisant   ainsi  la situation traditionnelle et révolue pendant laquelle les makhzéniens étaient les pires ennemis des hommes politiques, les espionnant et les faisant surveiller partout pour saboter l’action du destour et des destouriens.

 

En effet, la situation avait foncièrement changé après les événements de la deuxième guerre, et plus particulièrement après la destitution de Moncef  Bey et sa déportation et plus précisément  après  la constitution du gouvernement Chénik au sein duquel, le Parti Destourien  était partie prenante ; et dans cette deuxième approche, il est important d’observer Hmeïda Haouet, outre son rapprochement des ses administrés dont il épouse la cause, et en plus de sa défense systématique des hommes politiques, ce Kéhia  ne va pas hésiter à se mêler à ces derniers et à s’engager avec eux dans le même champ de bataille pour défendre, ensemble et en même temps,  les personnes et la patrie :

 

Et voici le Kéhia défendant Amor Nadhour, le secrétaire général  de la cellule politique de Hammamet  contre l’agression gratuite du contrôleur civil à l’intérieur du poste de police local  ; ou le voila recherchant  le moindre mal, pour les patriotes en garde  à vue par la police, en insistant avec véhémence pour qu’ils soient traduits devant la justice ou devant ‘ le magistrat  conciliateur[9]’  pour leur éviter les pires sévices que leur infligeaient les policiers…examinons de même ces situations de rapprochement des positions  entre administrateurs et politiques qui font que le bureau du Kéhia devient  de fait un  centre de coordination et de concertation entre les patriotes et les responsables de l’administration locale, en vue  de suivre l’évolution de la situation et de prendre les dispositions susceptibles de contrer les exactions et les agressions des autorités coloniales ; et constatons que la profonde  similitude de points de vue  des deux camps nationalistes, politiciens et administrateurs, aboutit à ce que leurs positions deviennent identiques, notamment au cours des réunions décisives où l’on voit les politiciens, adopter totalement les propositions  du Kéhia, sans même avoir participé à leur mise au net.

 

Et l’étonnement de se dissiper totalement lorsqu’on découvre que le Kéhia de Nabeul Hmeïda Haouet, cet administrateur, n’était autre que ce destourien  convaincu, affilié au néo destour,  qui a choisi précisément ce 18 janvier 1952, coïncidant avec  l’arrestation des  leaders du  Destour,  pour  mettre  à jour  ses cotisations  annuelles   et   aller  les verser au trésorier de la cellule politique de Nabeul, le cheikh Amor ben Younes El Mezghéni El Sfaxi  et devenir ainsi, (lui, cet administrateur),  le premier à s’affiler, en ce début d’année, auprès d’un parti mis  à l’index par les autorités coloniales qui arrêtaient  les membres de son leadership à tour de bras…

 

3-Quant à la troisième approche, elle nous permet d’appréhender et de mieux comprendre cette critique systématique que fait l’administration locale, parfois à mots couverts et d’autres fois plus directement  aux destinataires auxquels Hmeïda Haouet, adresse ses rapports (l’administration centrale et à sa tête, le ministre d’Etat Mahmoud Matri et son directeur  de cabinet Ali Ben Abdallah).

 

Le lecteur de ces rapports devient à même de comprendre et de mieux saisir son inquiétude face à cette recrudescence de troubles survenant en ces moments mêmes  où l’appui de l’administration centrale qui, aurait du être immédiat et total,  faisait  le plus défaut !  Le caïd par intérim était à l’affût des informations secrètes qu’il transmettait en urgence, après leur vérification de près, utilisant pour cela abondamment le téléphone, les télégrammes et les missives, à l’attention de ses supérieurs de Tunis, encourant en cela les rétorsions du pouvoir colonial local et ses blâmes ; et  il  était évident,  qu’il devait  alors prendre ces risques, en ces moments difficiles qui lui paraissaient  d’autant plus délicats et critiques, en l’absence d’un titulaire du poste, trop souvent ‘en congé de maladie’.

 

Celui-ci avait quitté Nabeul cette fois-ci, le jour du commencement du ratissage, le 28 janvier, pour n’y revenir  que 15  jours plus tard ; (…) Le ministère et le ministre étaient-ils alors eux-mêmes sous l’emprise du désarroi,  incapables de savoir quoi faire, donc de préconiser  les dispositions nécessaires ? Cette administration centrale avait-elle été  à ce point, prise au dépourvu ?

 

En tout état de cause, le lecteur ressent le désarroi profond de  l’administrateur  régional, réclamant des instructions qui, le plus souvent ne venaient pas, demandant des précisions sur des points de droit qu’on était incapable (ou non désireux) de lui fournir, attendant des informations qui ne lui parvenaient  pas. Irrité, mais non découragé, il prit son courage à deux mains et réclama avec véhémence d’avoir le ministre Mahmoud Matri  en personne au bout du fil ! On accéda à sa demande une seule fois, le 31 décembre après la fin du ratissage ; bien qu’il sache  qu’il était trop tard, il réclama du secours au ministre et lui décrivit la situation catastrophique ; le ministre alerté, dépêcha le lendemain même, Ismaël Ben Dhrif,  membre du cabinet du Premier ministre, chargé de la fonction publique qui prit connaissance sur les lieux  de l’état des villes et villages dévastés durant un jour et demi et quitta précipitamment le cap bon pour rentrer à Tunis rédiger son rapport connu ‘ autour de la situation dans la région du cap bon…’

 

 

De la patrie et du patriotisme

 

Il ne fait pas de doute que les événements survenus dans le pays depuis la constitution  du 2ème gouvernement  Chénik et la participation du représentant du néo destour  à ce gouvernement, ont insufflé dans les esprits, enthousiasme et détermination, mais l’engagement individuel avait également un rôle déterminant dans l’explicitation des visées que chacun donne à ses propres  actions,  selon l’environnement dans lequel  il   devait  agir, et nous remarquons l’utilisation ici (dans le texte analysé) d’une multitude de  termes relatifs  à  la patrie, au patriotisme, aux  patriotes et autres concepts connexes s’y rattachant. 

 

Cela nous invite fortement  à  examiner les spécificités même du ‘patriotisme’, sachant  que l’on collait alors l’étiquette de collabos du colonialisme, aux cadres administratifs tunisiens, parfois à tort et d’autres fois  par confusion  et incompréhension de leur rôle ; puisque le seul « crime »  qu’ils sont supposés avoir commis se résumait  à  avoir intégré la fonction publique, à tel point que l’administration makhzénienne, était  devenue, dans l’esprit d’aucuns, équivalent de complicité avec le colonialisme et émulation à servir ses intérêts…

 

Mais  les  adeptes de cette vue courte et  mécaniciste, n’ont pas été suffisamment attentifs à l’existence, parmi cette administration makhzénienne, de patriotes, qui étaient  des enfants de cette patrie, ressentant  ses souffrances et  vivant  de  ses mêmes espoirs ; et dans ce contexte, nous avons noté dans les comportements du Kéhia de Nabeul, Hmeïda Haouet, durant ces jours difficiles de janvier-février 1952, des indices  qui annihilent  totalement ces allégations (de complicité) :

 

Outre son engagement à servir les populations durant ces jours de misère et de troubles  et en  plus de son affiliation  politique au sein du néo destour,  tout en s’efforçant de défendre sa région, nous le voyons affirmer de toutes ses forces sa volonté  de défendre, en dehors de toutes autres considérations,  son  pays et sa patrie…Certains pourraient  considérer que son affiliation  à  un parti  politique quel  qu’il soit,  était conjoncturelle, qu’elle s’inscrivait dans le contexte politique et tactique ayant alors cours au sein du gouvernement Chenik qui s’efforçait  de se dégager du cauchemar colonial ;  mais,  concernant la question du patriotisme toutes  considérations conjoncturelles sont à écarter :

 

Parmi d’autres éléments  qui interpellent  alors notre attention, notons l’attitude du Kéhia Haouet,  défendant le drapeau national et son porteur, en apostrophant le  contrôleur civil, qui s’attaquait à un jeune portant le drapeau tunisien à Hammamet,  en  lui opposant « qu’appréhender les Tunisiens dans les rues, ne relevait pas des compétences d’un contrôleur  civil », ce qui  permit  au jeune de s’échapper…

 

Dans le même ordre d’idées, nous prenons connaissance des conceptions  de cet administrateur, concernant  cette équation  inédite,  alors, qui considère que le gouvernement  et  ses représentants régionaux  sont les défenseurs de la patrie, de ses symboles et de ses populations ; et lorsque nous l’entendons échanger les idées avec le caïd Lajimi concernant leur engagement solennel à défendre les intérêts de la patrie en premier, et ceux du  gouvernement en second,  il  ne  nous reste plus alors, qu’à reconnaître qu’une mutation profonde est  intervenue dans l’esprit  de ces nouveaux  makhzéniens, après leur expérience  vécue  de ces années 50 ; et en tout état de cause, nous ne saurions prétendre être plus patriotes que  d’autres, ni nous permettre de coller l’étiquette de  patriotes aux  uns et la retirer à d’autres !! Et  précisément  en cette période.

 

Mais,  même en dehors de tout cela, nous avons dans les états de services du Kéhia Haouet et  dans  son histoire personnelle, ce qui confirme l’existence de ces élans patriotiques ; déjà durant  ses années de Sadikien  n’a-t-il  pas été interdit de cours, par Gabriel Mérat, le directeur du Collège Sadiki, pour avoir incité ses camarades à faire la grève et à manifester contre l’organisation du  ‘Congrès Eucharistique’.

 

N’a-t-il   pas  de même  été, de nouveau, ‘privé de sortie’ durant de nombreuses semaines, et  ce, pour avoir distribué une  revue politique au local des anciens de Sadiki ? (il était alors  interne à Sadiki et l’empêcher de sortir, équivalait  à  le priver de liberté de mouvements) ; n’est-il pas notoire qu’à la suite de  son recrutement dans la fonction  publique, il n’avait  cessé  d’appuyer  d’une manière  ou  d’une autre, l’action politique des patriotes ; n’avait-il pas mis un point d’honneur à fournir aux patriotes de Tozeur les informations susceptibles d’empêcher leurs arrestations et n’avait-il pas rédigé, de sa propres plume, les revendications des populations locales,  à Tozeur, au Kef et  dans d’autres villes où il avait  été affecté.

 

Bien entendu, la nature de ses  fonctions officielles, voulait  que tous ces comportements restent couverts et secrets ;  mais  l’action politique affichée ne peut  être le seul indice patriotique à retenir au bénéfice de l’un ou de l’autre (de ces responsables administratifs qui pourraient  s’en réclamer) ; mais (en ce qui concerne ce Kéhia), cela  nous  permet de comprendre plus facilement ses prises de positions durant ces années 50,  prises de positions et  attitudes  qui n’étaient  guère différentes de celles de  ses condisciples Sadikiens qui s’étaient abreuvés sur les bancs du collège, de cet  esprit patriotique ; et  qui ensuite, avaient  usé de différentes manières, et chacun à sa façon, dans  le cadre de ses attributions propres, pour servir leur pays, ambitionnant, légitimement, que lors  de  jours meilleurs, ils auraient dans cette administration  un rôle de leadership, et ce,  au moment   où  cette perspective semblait  se rapprocher…

 

Et alors que le Kéhia Haouet  s’était  justement stabilisé en sa ville de Nabeul, bastion du néo destour  et de ses activités intenses, cette région connue pour ne produire que très rarement des traîtres à la ‘question politique’  et reconnue, au contraire  comme  une région  où  il  était de tradition  que les notables s’allient  à l’ensemble des populations pour soutenir la résistance, rejoints  par tous, et  peut- être encadrés  en cela,   par « les émigrants » des autres régions,  y  compris les commerçants sfaxiens et autres.

Signé : El Karraï El Ksantini

                       

Maître de conférences, à la faculté des lettres de la Manouba

 

Bien entendu, en confrontant les éléments de cette analyse avec mes souvenirs personnels quant aux comportements patriotiques indéniables de mon défunt père, je ne peux que ressentir davantage de frustration quand on sait que certains Caïds et Khlifas, n’ayant eu à leur actif que le fait d’être connus personnellement par Habib Bourguiba ont été honorés pour beaucoup moins que ce dont s’est illustré Hmeïda Haouet durant sa carrière d’administrateur et de patriote.

 

Alors que ce même Bourguiba, despote arrogant et injuste, s’est arrogé le droit de rejeter toutes les plaidoiries des destouriens de Nabeul, y compris celles véhémentes de feu Mohamed SAAD président de la cellule destourienne ou celle de Mahmoud MESSÂDI (qui a pris sur lui de rédiger un rapport en ce sens) qui s’offusquaient de la mise à la retraite d’office du Kéhia patriote, alors qu’ils plaidaient au contraire pour sa glorification et sa promotion !

 

Mais nous savons tous à quel point ce bonhomme se croyait au-dessus de tout soupçon d’erreur de jugement et nous savons aujourd’hui, mieux qu’hier, combien de fois il s’est fourré le doigt dans l’œil ; et combien de crimes il a commandités et couverts tout le long de son règne, pour le moins chaotique…

 

[1]Revue d’Histoire Maghrébine, 31ème année ; numéro 114 ; janvier 2004 ; Publications Témimi pour la recherche scientifique…Zaghouan ;  pages 123 à146.

 

[2] Le Professeur  El Ksantini voudra bien excuser  la liberté que j’ai prise de traduire moi-même son texte sans son autorisation, s’agissant de l’histoire professionnelle de mon propre père…

 

[3] Le présent ouvrage étant destiné, notamment aux descendants de mon père Si Hmeïda, il me paraît nécessaire  de reproduire ici les éléments  pouvant  mettre en exergue ses positions constantes et toujours patriotiques du début à la fin de sa vie sociale et politique, n’en déplaise à Bourguiba et à ses certitudes absolues de détenir,  seul contre tous, La Vérité ( !),  qui l’a récompensé en le mettant au chômage à 45 ans…

 

[4] Ce qui est entre parenthèse est une traduction globale de ce qui pourrait se traduire au mot à mot : « quel  sentier suivre ou sur quelle avenue déambuler. »

 

[5] Ce qui avait dû éminemment déplaire alors à  Bourguiba qui se sentait évincé et qui, se réservera le droit  de répliquer à cette offense infligée  à la grandeur de son génie…

 

[6] C’est moi qui souligne, dans le texte du professeur, rien n’est souligné ; en outre, la parenthèse et son contenu sont ajoutés par moi aussi.

 

[7] D’autant plus qu’il s’agissait de gens de la même ville et même région que mon père, comme je l’ai déjà mentionné plus haut.

 

[8] Parenthèse et contenus ajoutés par mes soins, pour une meilleure compréhension.

 

[9] Juge de droit tunisien ‘Kadhi issolh’

 

 

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