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7 janvier 2011 5 07 /01 /janvier /2011 15:49

Monsieur et Madame Graff, leur fille Marie Rose et leur fils Max.

 

Eugène Graff était ingénieur électricien ; suisse de nationalité, il était le chef du district STEG[1] du Cap bon durant les années 40 et 50, années durant lesquelles, il me fut donné de bénéficier de ses grandes compétences sportives et éducatives.

 

Monsieur Graff fut en son temps, vice-champion du monde du 100 m crawl[2] (en 1920, l’année où Johnny Weissmuller fut champion du monde pour la première fois).

 

Installé à Nabeul depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, il avait déjà formé deux générations de nageurs au Stade Nabeulien, lorsqu’au début de l’été 1948, Papa décida de nous inscrire à ses cours de natation, et nous voilà, mon oncle Badreddine, mon frère Bédye, ma sœur Lilia et moi,[3] pointant à ces fameux cours.

 

Monsieur Graff nous accueillit tout souriant sur la fameuse Lascala[4] dont il avait fait sa base nautique. Il avait cloué un madrier à deux piliers du ponton, à quelque 1,5 m de la surface de l’eau pour les plongeons de départ et avait amarré un poteau en bois à l’aide de deux ancres, poteau qu’il plaçait tous les jours à 50 mètres environ de Lascala pour faire faire à ses nageurs autant d’allers retours, (ponton/poteau) qu’il l’estimait nécessaire pour chacun.

 

Pour les débutants, ces allers-retours étaient effectués à l’aide de planches en chêne liège qu’il avait ramenées de Aïn-Drahim et découpées en petits rectangles pour permettre aux non nageurs de flotter en s’y accrochant, tout en s’initiant aux mouvements de jambes des différentes nages, qu’il leur commandait de faire.

 

Tout en supervisant le groupe des nageurs plus compétitifs, il accordait une grande attention aux plus jeunes parmi nous, espérant déceler des aptitudes ou des prédispositions particulières, notamment en matière de flottabilité.

 

Sachant à peine barboter et malgré ma physiologie malingre (dont il savait qu’elle ne serait que passagère), ma grande laxité musculaire et à ma très faible densité osseuse n’échappèrent pas à son œil d’expert, pour lui c’était là des atouts considérables pour un nageur. Un beau jour, à peine après quelques séances d’initiation et alors que je commençais à grelotter de froid au bout d’une petite demi-heure dans l’eau, il me fit sortir et me collant le dos contre la partie non immergée du ponton qui avait chauffé au soleil, il me dit d’un air gravement sérieux :

 

« Taoufik, mon fils, si tu acceptes d’avoir un peu froid, de bien t’entraîner et de respecter mes consignes, je ferais de toi un grand champion ! »

 

Après m’être revigoré quelques instants au soleil, en me collant, tour à tour les fesses et le dos, puis le  ventre, au mur quasi-brûlant du ponton, je revins gonflé à bloc et me remis à mes exercices, armé de ma planche en chêne liège … A la fin de l’été, je savais passablement pratiquer les quatre nages[5] et je passai brillamment mon brevet de 50m nage libre ; ma sœur Lilia fut, la même année, la première nabeulienne musulmane à passer celui de 25 mètres à l’âge de 5 ans. 

   

Les nageurs tunisois[6] avaient alors à leur disposition la piscine municipale du belvédère avec ses douches chaudes ; leurs entraînements quotidiens pouvaient ainsi durer autant que nécessaire ; par ailleurs la piscine leur permettait de s’entraîner de la mi-mai à la mi-septembre, soit durant quatre mois pleins et d’être fins prêts, pour les championnats qui se déroulaient fin septembre.

 

A Nabeul, nous ne commencions que le 1er juillet et nous n’avions pas alors de douche chaude, ni même de local pour déposer nos affaires ou nous relaxer et, au bout d’une heure de séjour dans l’eau, tous les jeunes étions littéralement frigorifiés et devions interrompre nos entraînements pour quelques minutes, afin de nous réchauffer au soleil, interruption nécessaire mais qui amoindrissait les bénéfices de l’entraînement.

 

Parfois, nous étions obligés, le temps se rafraîchissant, notamment au cours de la deuxième quinzaine d’août, d’écourter  nos entraînements et de quitter l’eau, après, à peine une heure d’entraînement.

 

Malgré ces handicaps, certains nageurs nabeuliens tenaient la dragée haute à leurs concurrents tunisois et, à ma troisième année de natation sportive, je faisais partie de l’élite nationale de la catégorie minime, en nage libre et en dos crawlé.

 

Parmi mes camarades d’entraînement, il y avait quelques juifs et plusieurs français, notamment trois frères corses, les Orsini, dont le père était le commissaire de police qui interviendra, en janvier 52, pour carrément empêcher les soldats de tirer sur papa et les manifestants.

 

L’aîné des Orsini, Georges, un adepte de la musculation, me prit en charge en dehors des séances de natation proprement dite et, avec l’aide de Bédye qui pratiquait beaucoup les haltères, il me fit faire régulièrement des exercices au détendeur élastique, ce qui raffermit ma silhouette et me dota des muscles longilignes des grands nageurs.

 

Pour préparer les championnats de Tunisie de septembre, Monsieur Graff avait coutume d’organiser à Nabeul un meeting de demi-fond et un meeting de compétition classique sur les distances officielles du championnat.

 

Pour le meeting de demi-fond qui se déroulait généralement le troisième dimanche de juillet, il lançait les invitations à tous les clubs, le Stade Nautique de Bizerte (SNB), l’Association Sportive Française (ASF) l’Union Sportive Goulette Kram (USGK) et l’AS Marsa ; et pratiquement tous les clubs faisaient participer leurs meilleurs nageurs, les courses de demi-fond cultivant énormément le souffle, elles préparaient ces nageurs aux efforts prolongés des entraînements quotidiens.

 

Monsieur Graff comptait beaucoup sur le succès de ce meeting et sur ses poulains pour qu’ils y fassent bonne figure, d’autant plus que presque tous les nabeuliens avaient pris l’habitude d’y assister. Des centaines de familles venaient s’installer à cette occasion, tout le long de la plage, pour suivre la course dont le départ se faisait à hauteur de Lascala, les nageurs tous clubs confondus, s’alignant dans l’eau derrière une ligne matérialisée d’un coté par le ponton même de Lascala et, plus au large, par un gros flotteur rouge.

 

Monsieur Graff, debout sur Lascala, muni de son mégaphone, appelait les nageurs par leur nom en spécifiant celui de leur club et les plaçait côte à côte derrière la ligne, puis d’un coup de sifflet strident, il donnait le signal du départ de la course. Le parcours était de 2800 mètres approximativement et consistait en un aller-retour entre Lascala et Sidi Slimène, un marabout dont le dôme surplombant la mer se situait à près de 1500m de Lascala.

 

Ce meeting constituait alors une animation extraordinaire, certaines familles des concurrents, n’hésitant pas à les accompagner en faisant le parcours sur le sable et en leur criant des encouragements.

 

A la fin de la course, un buffet était organisé à l’hôtel Nabeul Plage en l’honneur des participants qui recevaient tous un souvenir de Nabeul, poterie artistique ou autre objet de l’artisanat local. Les trois premiers de la course recevaient des prix plus importants et étaient félicités par les autorités locales, parfois leurs photos étaient même publiées sur La Presse et le Petit Matin avec des commentaires de la course.

 

Durant les années 48/53, les champions nabeuliens dont certains avaient remporté cette course de Sidi Slimène, avaient pour noms, Ali Berbèche, Salah Younès, Valensi, Dimalta, ces nageurs, (hormis feu Salah Younès dossiste) étaient tous brasseurs, nage qui par sa cadence assez lente alors, permettait de respirer plus facilement. La respiration en dos était encore plus aisée, mais cette nage posait (en dehors des couloirs de la piscine) un problème de maintien de cap, le nageur pouvant zigzaguer ou dériver, sans s’en rendre compte.

 

Les derniers brasseurs à remporter cette course ont été Hédi Bahroun, puis Georges Orsini le fils du commissaire, qui tous deux ont été par ailleurs, deux ou trois fois chacun, champion de Tunisie des 100 et 200m brasse, Georges étant plus jeune, venant prendre la relève de Hédi, gardant ainsi le titre pour les nabeuliens au grand dam des entraîneurs tunisois.

 

Durant l’été 1954, j’étais devenu sans conteste le champion de Nabeul des 100 et 200m en crawl et dos crawlé et je battais régulièrement les Bahroun et Orsini durant les courses d’entraînement pour le meeting de Sidi Slimène ; au bout de 2000 mètres, j’avais sur eux une avance de près de cent mètres, la respiration plus difficile en crawl, ne me posant pas de gros problèmes, puisque à force d’application, suivant en cela les conseils de Monsieur Graff, je respirais à chaque cycle de bras, une fois à droite et une fois à gauche.

 

Au cours de ces entraînements, j’étais même arrivé à distancer nettement Hédi Turki qui était un crawler plus puissant que moi, mais qui, moins souple, ne pouvait respirer que d’un seul côté.

 

Monsieur Graff, qui avait un faible pour moi, jubilait ; il était certain que j’allais remporter le meeting du troisième dimanche de juillet.  Hélas, à 14 ans, j’allais apprendre à mes dépens, que l’hygiène de vie et la préparation mentale étaient aussi importantes que la technique de nage, surtout en matière de demi-fond.

 

Pour ce fameux troisième dimanche, la course devant se dérouler aux alentours de 16 heures, Monsieur Graff nous avait strictement interdit de nous baigner à midi. Il nous avait recommandé de ne pas trop rester au soleil, de ne pas faire d’effort intense pendant la matinée et ne pas dépenser ainsi, inutilement, notre énergie, de déjeuner légèrement et de rester au lit entre 14 heures et 15 heures, en faisant, si possible, une sieste de 10 à 15 minutes, pas plus !

 

Il nous avait enfin et surtout demandé de boire beaucoup d’eau pendant la journée et de pratiquer quelques exercices d’assouplissement (qu’il nous faisait faire d’habitude, avant chaque entraînement et chaque compétition), nous expliquant que ce jour là, il serait trop pris par les préparatifs de la compétition pour nous les faire faire lui-même.

 

En jeune imbécile, prétentieux et inconscient, j’étais certain de gagner la course et persuadé que mon principal rival, le jeune Ouali de la Marsa, était moins fort que moi et que par ailleurs, étant de plus petite taille que moi, il ne pouvait me battre…

 

Je passais la matinée à jouer au volley et à participer à des concours de Hamla et de saut en hauteur sur la plage, et à me cacher, chaque fois que Monsieur Graff faisait son tour de contrôle pour s’assurer que ses consignes étaient bien respectées ; et qu’aucun de ses nageurs, n’était sur la plage !

 

Lors de son premier passage, vers 11 heures, il était accompagné de ses deux enfants, Max le plus jeune et Marie rose l’aînée ; Max, m’ayant alors aperçu, se préparait à me dénoncer à son père, lorsque, croyant bien faire, Marie Rose, le tirant par derrière l’en empêcha et je me jetai rapidement par terre, face dans le sable, pour éviter d’être reconnu par mon entraîneur.

 

Je ne rentai que vers 14 h pour déjeuner et me couchai aussitôt pour me faire réveiller in extremis par Bédye qui fut surpris de me voir dormir encore à un quart d’heure à peine du départ de la course.

 

Bien entendu, je n’avais pas non plus appliqué les instructions de boire, pas plus d’ailleurs que celles relatives aux assouplissements.

 

Je pris le départ de la course et, m’échauffant et me relaxant au fur et à mesure que je fendais l’eau à bonne allure, je fis la moitié de l’aller dans le groupe de tête. Des contrôleurs à bord de quelques barques réquisitionnées à cet effet, étaient chargés de s’assurer de notre sécurité et du respect des règles, ainsi que de l’absence de mauvais coups entre nageurs.

 

Encouragé par le contrôleur nabeulien qui s’égosillait à crier mon nom, je virai en tête avec six ou sept mètres d’avance sur le peloton et, comme durant les entraînements, je commençai à accélérer progressivement ma cadence de bras, ne sollicitant mes jambes qu’à moitié, je me sentais bien et n’étais pas particulièrement gêné par les vagues qui commençaient à se creuser gênant la respiration de certains de mes concurrents qui avaient choisi de nager le long de la côte, à cinquante mètres à peine de la berge où les remous étaient assez forts.

 

Pour ce qui me concerne, j’avais choisi de nager en restant le plus loin possible de la plage, en gardant en mire le flotteur rouge de l’arrivée et de temps à autres, je me mettais à faire du dos crawlé, pour pouvoir regarder mes adversaires et m’assurer qu’ils étaient suffisamment loin derrière.

 

A cinq cents mètres de l’arrivée, juste au large de notre maison, la barque sur laquelle avait pris place le contrôleur nabeulien, qui m’accompagnait depuis déjà plusieurs minutes, commença à accélérer pour me devancer et  aller annoncer la bonne nouvelle à Monsieur Graff ; j’avais alors en effet, près de cent mètres d’avance sur mes premiers poursuivants et rien, dans mon esprit, ni dans celui de mon supporter de contrôleur, ne pouvait plus m’empêcher de gagner la course et de faire honneur à Monsieur Graff et à tout Nabeul….

 

Mais c’était sans compter avec la vengeance de mon organisme maltraité durant toute la journée.

 

Arrivé à deux cents mètres de l’arrivée, je commençais à ressentir les effets de ma dure journée au soleil et ma respiration commença à poser problème, je me retournai donc sur le dos et commençais à nager à une cadence plus lente tout en respirant à fond et en surveillant mes poursuivants.

 

J’avais suffisamment d’avance pour gagner la course et même en continuant à nager en dos crawlé, je serais  arrivé avec cinq ou six mètres d’avance, mais je voulus faire mon petit effet et reprendre une cadence plus rapide pour creuser l’écart en nage libre. Pour ce faire, j’eus la mauvaise idée de faire un ciseau de jambes de brasse pour me donner de l’élan et, en appuyant le ciseau avec une extension complète des jambes, je ressentis comme une morsure de chien furieux à mon mollet ; la douleur était tellement forte et tellement soudaine que je me suis recroquevillé sur moi-même en criant.

 

Sans entrer dans les détails de la biochimie métabolique, on peut rappeler que les muscles puisent l’énergie, dont ils ont besoin pour fonctionner, dans le glucose contenu dans le sang et, qu’en fonctionnant, ils produisent des déchets qu’ils déposent dans le sang sous forme d’acide lactique ; on précisera également, que des muscles déjà fatigués, sollicités à nouveau de façon prolongée, produisent un surplus d’acide lactique, que l’organisme n’a pas un temps suffisant pour éliminer, les déchets se transforment alors en toxines qui traumatisent  les muscles…et la crampe survient !

 

Comme un malheur n’arrive jamais seul, au moment où j’ouvris la bouche pour crier, je reçus la crête d’une vague en pleine face et je m’étouffai en avalant de l’eau de travers, en pleine inspiration. Ce fut par miracle que je parvins à reprendre mon souffle et à surmonter ma douleur pour ne pas me noyer.

 

Ne voulant pas laisser la victoire m’échapper, si près du but, j’essayais à nouveau de me mettre sur le dos pour nager, mais la crampe s’entêta et la douleur s’accrût… et la mort dans l’âme, c’est en faisant la planche, immobile sur le dos, que je vis mes poursuivants, se rapprocher, me doubler et atteindre la ligne d’arrivée l’un après l’autre.

 

Pendant la semaine qui suivit,  je fus mis en quarantaine par tous mes camarades d’entraînement, Monsieur Graff dûment informé de mes frasques et de mes exhibitions de toute la matinée sous le soleil, leur interdit formellement de m’adresser la parole.

 

A la maison également, pendant deux jours on ne m’adressa la parole, que pour me tarabuster au sujet du grand champion qui, au lieu de gagner la course, comme il prétendait le faire, avait failli se noyer…

 

Monsieur Graff était un grand monsieur, dans tous les sens du terme, il avait presque 1m90, ce qui était énorme à l’époque ; mais il était encore plus grand au plan sportif éducatif et plus généralement humain ; après ce peu glorieux épisode, pour moi, il ne m’en voulut pas trop longtemps, il m’incita à tirer les conclusions de mes bêtises et à être plus sérieux, non seulement pendant les entraînements, mais aussi, dans ma vie quotidienne et surtout, en ce qui concerne mon hygiène de vie ; d’ailleurs, en championnat national de cette année là, je me classai honorablement, remportant le titre des cadets aux 100m crawl et celui de vice-champion du 200m dos. Et l’année d’après, en 1955, juste avant qu’il ne soit muté à Tunis, je remportais ce fameux trophée auquel il tenait tant, en remportant, haut la main, la fameuse course de fond Lascala Sidi Slimène.

 

Monsieur Graff, pendant les 15 ans qu’il passa à Nabeul, à enseigner la natation à des centaines d’enfants et de jeunes, durant tous les étés et tous les jours, jamais, au grand jamais, ne l’a effleuré l’idée de réclamer à quiconque d’être payé pour cette activité éminemment éducative, ni même d’être dédommagé des frais qu’il lui est souvent arrivé d’engager personnellement.

 

Pour les compétitions se déroulant à Tunis, il affrétait un ou deux taxis louages pour nous amener jusqu’à la piscine du belvédère et retour. Bien entendu, il n’a jamais pensé à réclamer d’être remboursé par le Stade Nabeulien, ce qui aurait été pour le moins normal ; je ne sais pas si les dirigeants de ce  club ont pensé un jour à le lui proposer.

 

Papa l’a abordé un jour à ce sujet, lui proposant de payer les cours qu’il donnait à ses enfants ou, au moins, de participer aux frais de déplacement à Tunis. Il l’a remercié en souriant et en l’assurant que cela lui faisait énormément plaisir de faire ce qu’il faisait et que tout était parfait.

 

Après ses responsabilités régionales, Monsieur Graff  a été muté à Tunis dès les premières années de l’indépendance et a été affecté à la tête d’une direction technique importante de la STEG. Au plan sportif, il a collaboré activement avec la fédération tunisienne de natation et avec quelques clubs tunisois[7]. Vers le milieu des années 60, ayant atteint et dépassé l’âge de la retraite, il finit par convaincre femme et enfants de retourner à son premier pays, la Suisse.

 

Sa femme, Maria était une nabeulienne d’origine napolitaine qui parlait couramment l’arabe, avec un accent nabeulien prononcé ! Et qui, très souvent, assistait aux mariages nabeuliens aux côtés de Maman, elle a longtemps refusé ce retour, avant de finir par céder.

 

Monsieur Graff est revenu trois ou quatre fois, avec femme et enfants, passer des vacances estivales dans sa petite maison de plage située à cinquante mètres de la nôtre.

 

Nous avons eu alors souvent l’occasion de nager ensemble et j’ai observé que, la soixantaine passée et pesant plus de 90 kg, il plongeait encore sans problème du haut de Lascala. Il m’est aussi arrivé de l’accompagner à des parties de chasse sous-marine ; j’étais alors âgé moi-même de 23/25 ans et c’est à peine si je plongeais plus profondément que lui, pour aller débusquer et tirer le mérou, en apnée, activité que je chérissais autant que lui…

 

Après son décès, survenu à Lausanne, sa femme est revenue avec ses enfants une fois à Nabeul, pour dire adieu à celles et à ceux qu’elle avait connus. Pendant 15 jours, elle fit méthodiquement le tour des nombreuses familles qu’elle avait fréquentées et, avec chacun et chacune, elle évoqua des souvenirs communs.

 

Elle ne revint jamais plus à Nabeul et décéda deux ans après. Max non plus, n’est plus revenu, il est ingénieur informaticien à Lausanne.

 

Marie Rose revient, presque chaque été, passer deux ou trois semaines dans sa maison  familiale de la plage, elle ne manque jamais de me rendre visite et j’ai énormément de plaisir à m’entretenir avec elle et avec son mari, un français d’origine tunisoise, ancien adversaire de basket. Marie Rose est aujourd’hui présidente d’un club de basket féminin de Lausanne dont l’entraîneur n’est autre que son mari.

 

Vers les années 70, je proposai à deux maires successifs de Nabeul, dont l’un avait été l’élève de Monsieur Graff, de baptiser une rue Eugène Graff, celui-ci n’ayant jamais été ni français ni colonialiste, loin s’en faut, pour qu’une telle initiative pose un problème quelconque…. Les deux maires ont éludé la question, ne me répondant ni oui ni non ; est-ce là l’une des manifestations de l’ingratitude phénoménale de l’administration ? Certainement !

 

Dommage pour la mémoire de la ville de Nabeul[8].



[1] Société Tunisienne d’Electricité et de Gaz.

 

[2] Nage libre pour les non-spécialistes, du verbe crawl ramper ; Johnny Weissmuller, nageur américain et acteur célèbre pour son interprétation de Tarzan au cinéma, fut champion du monde de nage libre dans les années 1920. Il remporta dans cette discipline les médailles d'or du 100 m et du 400 m aux jeux Olympiques de 1924 et 1928, et battit plusieurs records du monde avant de se consacrer au cinéma.

 

[3] Nous étions alors respectivement âgés de 14 ans pour Badreddine, 11ans pour Bédye, 5 ans pour Lilia et 8 ans pour moi-même.

 

[4] Dans sa conception originelle, Lascala était un ponton de quelque soixante-dix mètres de long  en tout, dont une trentaine en béton armé reposant sur le sable et le reste, soit près de quarante mètres, s’engageant au dessus de l’eau et reposant sur des pilotis de bois enrobés de goudron ; cette construction survécut pendant plus de cinquante ans, dans un état impeccable et je me souviens que plusieurs automobilistes (dont moi-même) n’hésitaient pas à s’y engager jusqu’à l’extrême pointe dans les années 60/70,  avant que ses pilotis ne commencent  à être rongés par l’eau salée ; la municipalité essaya d’en interdire l’accès au début des années 80 ; rien n’y fit et, si les voitures étaient freinées par divers obstacles construits en dur à ce effet, les piétons et les cyclistes continuèrent à s’y engager en grand nombre, qui pour admirer l’eau et la côte, grâce à ce promontoire surélevé, qui pour s’adonner à la pêche… Après avoir songé à la démolir, risquant ainsi d’amputer Nabeul d’une partie de sa mémoire, la commune prit l’heureuse décision de la reconstruire de fond en comble, au début des années 90, les pilotis ayant été remplacés par des bases en béton armé.

 

[5] Le crawl ou nage libre, la brasse, le dos crawlé et le papillon qu’on appelait alors brasse papillon parce que les mouvements de jambes y étaient les mêmes ciseaux de la brasse papillon, qui sera plus tard supplantée par le dauphin avec le mouvement ondulatoire des jambes et du bassin beaucoup plus payants en propulsion que les simples ciseaux.

 

[6] Outre des dizaines de Français que j’ai oubliés et dont je n’ai pas jugé nécessaire de retrouver l’identité dans les archives de la fédération, je citerai de mémoire les frères Achour, (Abdelkader, Hamadi et Ezzedine), les Ouali, les frères Bahri (Ons et Anis) ainsi que l’inoubliable Aam Frej Ben Messaoud qui continua à faire de la compétition pendant plus de vingt cinq ans sans jamais être ridicule, après avoir raflé, dans sa jeunesse, presque tous les titres sur  toutes les distances…

 

[7] Après son départ de Nabeul, les dirigeants du Stade Nabeulien ont chargé Hédi Bahroun, devenu entre temps le premier maître nageur sauveteur nabeulien, de continuer à assurer les entraînements de natation, mais malgré les efforts de ce dernier, la natation périclita à Nabeul. Quelques années plus tard, étant devenu moi-même un responsable sportif régional, j’essayai de relancer cette activité, je réussis à convaincre un hôtelier nabeulien de me laisser utiliser la piscine de son établissement pour former des jeunes ; je parvins à obtenir une subvention en matériel, planches, maillots bonnets, extenseurs et massues de musculation, mais au bout de la deuxième année, l’hôtelier exigea d’être payé au prix fort, alors même, que deux de ses enfants bénéficiaient gratuitement de mes cours, et la natation mourut de sa deuxième mort. Je ne parvins malheureusement pas à convaincre Monsieur Foued Mbazaâ, alors ministre de la jeunesse et des sports avec lequel j’avais d’excellents rapports, humains et professionnels, de faire construire une piscine couverte à Nabeul. Il y en eut pourtant quelques-unes de construites en différentes villes, notamment à la Marsa où un certain Oussama Mellouli apprit un jour à nager. Vous avez, tous, dû apprendre qu’il est aujourd’hui une star de la natation américaine (donc mondiale) et je pense, encore aujourd’hui, qu’avec une piscine à Nabeul, il y aurait eu des chances certaines, de pouvoir former plusieurs autres nageurs de la trempe  de notre Mellouli national.  


[8] Je m’aperçois, non sans plaisir, que je viens de consacrer à Monsieur Graff l’un des chapitres les plus volumineux de ce document ; fusse-t-elle minime, c’est là une première réhabilitation que je me devais de tenter à l’égard de ce grand monsieur. Je ne désespère pas qu’un jour une rue nabeulienne porte son nom. Bourguiba n’a jamais rien fait de positif pour Nabeul, pourtant il y a fait donner le sien, de son vivant, à la plus grande et plus belle avenue.


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5 janvier 2011 3 05 /01 /janvier /2011 21:38

Deux instits d’exception.

 

Je vous ai décrit plus haut, peut-être trop longuement, certains personnages ayant trait à mes années d’école primaire et dont j’ai gardé un souvenir assez précis ; dans cette gamme de personnages, je voudrais dire quelques mots encore, concernant deux de mes instituteurs, de Nabeul, l’un tunisien, l’autre français.

                                                           

 

 

 

Les leçons de choses de Monsieur Ben Abda.

 

Monsieur Mohamed Ben Abda fut l’un de mes instituteurs tunisiens dont j’appréciais le plus, tant le contenu de ses enseignements, que la forme concrète qu’il leur donnait aussi souvent que possible ; et j’ai particulièrement adoré ses leçons de sciences naturelles, dites aujourd’hui d’éveil scientifique et appelées alors, très poétiquement, leçons de choses.

 

Il utilisait bien entendu les procédés plus habituels de compulsion de manuels spécifiques, de dessins reproductifs des végétaux ou animaux étudiés, mais il aimait par-dessus tout organiser, au moins une fois par quinzaine, une sortie sur le terrain qui, sous forme d’une simple promenade de santé, (il aimait aussi nous faire marcher d’un pas rapide et cadencé par ses soins), recouvrait les méthodes d’investigation actuellement en cours à l’université tant pour les TP des sciences de la vie et de la terre que pour ceux de l’archéologie.

 

Il nous donnait rendez-vous devant l’école, nous faisant marcher, en cadence et en rangs, sur près de 900 mètres, vers le cimetière musulman entouré d’oliviers, il nous faisait ensuite bifurquer sur la droite, juste avant ce cimetière, pour nous engager dans une piste sablonneuse bordée d’énormes caroubiers, longeant les jardins fruitiers et les oliveraies, dans lesquels s’activaient des ouvriers agricoles, qui sarclaient la terre ou irriguaient les cultures.

 

Parfois il se contentait de cette promenade de 900m, mais plus souvent il prolongeait notre marche forcée à travers ce sentier ombragé sur plus d’un kilomètre, nous faisant alors arriver à hauteur du cimetière juif. Mais quelle que fut notre destination définitive, il nous faisait alors rompre les rangs et nous donnait ses instructions de cueillette et de ramassage.

 

Par groupes de trois ou quatre, nous avions alors pour mission de rapporter des variétés différentes de caroubes, d’olives, de feuillages, de fleurs sauvages, (dont les coquelicots à corolle rouge qui pullulaient alors et que l’on ne voit que rarement, aujourd’hui) ou encore des batraciens, des escargots, des lézards ou même des caméléons plus rares à trouver et extrêmement difficiles à attraper, hors l’aide des ouvriers agricoles,qui nous réservaient parfois la surprise de nous en fournir un exemplaire, d’un air réjoui.

 

Pendant ce temps, Monsieur Ben Abda s’adossait contre un caroubier, assis sur un mouchoir qu’il prenait le temps d’étaler soigneusement sur le talus, pour éviter de souiller son pantalon. Il attendait notre précieuse récolte en parcourant un livre de poésie ou un ouvrage d’histoire, puis passait le reste de la séance à nous faire décrire les différents éléments rapportés, avant de nous en faire lui-même, une approche synthétique plus scientifique.

 

La séance d’après, il nous fournissait un texte manuscrit qu’il préparait à notre intention, sur lequel croquis et courts paragraphes étaient destinés à nous aider à encore mieux mémoriser ce que nous avions déjà observé sur le terrain.

 

Son approche empirique, privilégiant l’observation et la quasi-expérimentation, contrastait avec l’apprentissage par cœur, de données théoriques, plus ou moins obscures, que ses pairs (de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur) ne prenaient, et ne prennent, encore aujourd’hui, souvent, pas le temps de clarifier, se contentant de croire que leurs disciples, les ayant momentanément retenues et récitées…les ont forcément comprises, ce qui n’est souvent pas le cas.

 

Monsieur Ben Abda fut l’un des instituteurs qui, connaissant mes forces et mes faiblesses, m’a recommandé de m’inscrire plus tard au Lycée Carnot et d’éviter de suivre la formation sadikienne qu’il jugeait par trop encyclopédique, j’ai essayé de suivre ses conseils, mais les circonstances ne me l’ont pas permis. Je ne sais d’ailleurs pas si je le regrette aujourd’hui.

 

J’ai souvent croisé cet éducateur hors pair beaucoup plus tard à Nabeul, où il continua à habiter par intermittence après sa retraite, nous prenions alors plaisir à échanger quelques mots ; et j’ai eu la satisfaction de pouvoir lui exprimer l’admiration que j’ai toujours portée à l’homme et au pédagogue.

 

J’ai appris ultérieurement qu’il avait miraculeusement échappé à la mort à la suite d’un accident de la circulation à bord d’un taxi louage et qu’il s’en était sorti avec une fracture multiple de la jambe qui a taré sa prestance et son élégance naturelle par une boiterie, qu’il a dû très mal accepter.

 

Il décéda quelques années plus tard, paisiblement, dans son lit, entouré des siens, ce qui devait avoir été,  à ses yeux, la meilleure  façon de quitter ce monde… Paix à son âme !

***

 

Monsieur Couret.

 

La France peut être fière de plusieurs de ses cadres venus en Tunisie éveiller les consciences et répandre la culture française  mais, rares sont à mon avis, ceux qui, comme Monsieur Couret, ont véritablement honoré leur pays par leur comportement exemplaire de sincérité et de dévouement.

 

Ce jeune instituteur, venu de sa ville de Toulouse, à la fin des années 40, et qui a exercé un véritable sacerdoce pédagogique durant huit ou neuf ans, a tellement aimé Nabeul et ses élèves et a tellement été conscient d’être largement payé en retour par le profond respect dont il était l’objet, non seulement de la part de ses élèves et leurs parents, mais  de celle de toute la population nabeulienne, qu’il est revenu par deux fois, après l’indépendance, cherchant à renouer contact avec ceux des élèves et parents qu’il avait connus et dont il avait apprécié les qualités.

 

Mon double regret fut de n’avoir pu le rencontrer, par deux fois, lors de ses deux visites.

 

Ma seule consolation est que, demandant de mes nouvelles à l’un de mes amis, qui lui, a eu la chance de le revoir, il m’avait fait dire, qu’il était particulièrement fier de mon parcours universitaire et professionnel et honoré d’avoir été mon instit.

 

Monsieur Couret, je vous le dis en toute sincérité même si, aujourd’hui je n’ai aucune possibilité de vous le faire effectivement savoir, Monsieur Couret, c’est moi qui suis profondément honoré d’avoir eu la chance d’être l’un de vos disciples, et (trop tard peut-être), mais je vous le dis : Mille mercis de tout mon cœur, mille mercis d’avoir existé dans ma vie !

 

Monsieur Couret assurait des centaines d’heures mensuelles complémentaires gratuites (!) Il le faisait pour les élèves indigents et même pour ceux qui avaient largement de quoi payer. Il est arrivé plusieurs fois à Monsieur Couret de distribuer des cahiers et des livres de classe qu’il avait achetés de ses propres deniers.

 

C’était un pédagogue hors pair, qui, même pendant les jours troubles où la main rouge assassinait les leaders syndicaux tunisiens à tour de bras, s’affichait ostensiblement comme partisan de ceux qui voulaient l’indépendance de leur pays, contre les colons et contre les racistes.

 

Un jour de perturbations scolaires particulièrement violentes, et alors que dans la cour nous étions en train de hurler des slogans hostiles contre le Résident Général de France, Monsieur Couret s’en est violemment pris à l’un de ses collègues français qui, en représailles à nos cris et insultes envers les autorités du Protectorat[1], avait saisi un jeune élève à la gorge ; Monsieur Couret s’est interposé pour dégager l’élève et, bousculant son collègue, en le poussant brutalement contre le mur, par deux fois, le traita de fasciste devant les autres instituteurs médusés.

 

Monsieur Couret a été le seul instituteur à oser donner des coups de règle plate au fils de Khlifa que j’étais, parce que, heureux de me donner 09/10 en rédaction, et 10/10 en récitation, en grammaire, en conjugaison et en dictée, il était désespéré de ne pouvoir m’apprendre, comment trouver la vitesse et/ou le temps de croisement des wagons de deux trains, roulant en sens inverse, sur deux voies ferrées parallèles ou encore, à calculer le temps de remplissage d’une baignoire, aux robinets fuyards…

 

Merci Monsieur Couret, c’est moi qui m’excuse pour ces coups de règle plate que vous vous êtes forcé à me donner, je l’ai toujours su, parce que taper sur des enfants, ce n’était pas votre genre, même si les coups de bâton et même les gifles étaient monnaie courante, chez les tunisiens et français, de vos pairs confondus…



[1] Parmi les slogans scandés alors, il y avait le fameux « A bas Paix ! (Paix étant un ministre français) Haute-Cloque fil cabinet  (aux chiottes Haute-Cloque ! Celui-ci étant le Résident Général représentant de la France en Tunisie, ce slogan jouait sur le mot cabinet qui en arabe, ne signifie pas le cabinet ministériel dont il dépendait mais les WC.)  

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